La thermorégulation des fourmilières chez les fourmis des bois

Comment les fourmis contrôlent la température de la fourmilière.

Qu’est-ce qu’une fourmi rousse ou fourmi des bois ?

Les fourmis des bois ou fourmis rousses sont un groupe d’espèces appartenant au genre Formica. Ce genre est divisé en quatre "sous-genres" :

  • Les Serviformica, qui construisent des nids dans la terre, souvent dans les milieux ouverts (Formica rufibarbis et Formica fusca par exemple), rarement dans des milieux forestiers (Formica gagates en lisière ou forêt clairsemée par exemple).
  • Les Raptiformica qui creusent leurs nids généralement sous la terre ou sous les pierres. Ce genre ne comprend en France qu’une espèce de fourmi esclavagiste : Formica sanguinea.
  • Les Coptoformica qui vivent dans les prés en montagne et construisent des nids en paille et en foin, le nid a une forme de plateau ou de dôme et se trouve dans les hautes herbes (Formica esecta et Formica pressilabris par exemple).
  • Les Formica sensu stricto ou "fourmis rousses au sens strict" qui construisent soit des fourmilières en forme de dômes faits de brindilles et de gravier (Formica pratensis), soit des dômes faits d’aiguilles de pin et de la résine des conifères (Formica truncorum, Formica uralensis éteinte en France, Formica rufa, Formica polyctena, Formica lugubris et Formica paralugubris). Elles sont en particulier connues pour leurs jets d’acide formique lorsque la fourmilière est attaquée par un prédateur ou un entomologiste.

Photos d’un "dôme" de fourmis rousses, détruit par les pics et les blaireaux durant l’hiver. Les fourmis rousses construisent souvent leurs dômes sur des souches d’arbres :

Nid d'aiguilles de pin de fourmis des bois, les fourmis du genre Formica sensu stricto (ici Formica rufa ou Formica polyctena) se regroupent au printemps sur leur fourmilière en dôme pour se réchauffer au soleil. Elles sont aussi appelées fourmis rousses. On voit le parterre de fourmis qui se réchauffent et forment un véritable tapis.
Fourmis des bois, Formica sensu stricto
Des fourmis des bois (genre Formica, Formica rufa ou Formica polyctena), aussi appelées fourmis rousses, se réchauffent au soleil sur leur dôme de brindilles et d'aiguilles de pin au printemps. Elles forment un tas immense.
Fourmis sur leur fourmilière en dôme

Fourmis à sang froid, fourmilières à sang chaud ?

C’est le sous-genre des fourmis rousses ou Formica au sens strict qui va nous intéresser ici. Les dômes ont pour ces fourmis un usage particulier et assez exceptionnel dans le monde vivant : ils permettent aux fourmis de réguler la température de la fourmilière durant l’été. D’autres insectes sont capables de réguler la température de leur colonie. Les abeilles sociales comme Apis mellifera maintiennent la température de la ruche presque constante. Les abeilles sans dard comme les euglossines et les bourdons produisent de la chaleur durant l’hiver pour se protéger du gel, ou aèrent le nid lorsqu’il y fait trop chaud [1] [2] [3] [4]. Et de nombreux insectes sont, contrairement à ce qui est généralement admis, capable de réguler la température de leur corps dans une certaine limite. Par exemple, les bourdons produisent beaucoup de chaleur avec les muscles de leurs ailes ce qui leur permet de chercher de la nourriture dans le froid [5] [6] et les papillons préchauffent leurs ailes avant le vol en contractant tous les muscles des ailes simultanément : les muscles produisent de la chaleur mais les ailes ne bougent pas [7], ces insectes sont donc capables dans une certaine limite de réguler la température de leur corps, on dit qu’ils sont homéothermes (ce mot remplace partiellement l’ancien terme de "À sang chaud", inadapté à la diversité biologique). Des comportements particuliers permettent aussi à certains insectes de réguler leur température : certaines cicindèles s’enterrent dans le sol lorsqu’elles ont trop chaud [8] et certaines fourmis du désert courent au sol, grimpent sur des brindilles et remuent leurs pattes pour se refroidir [9]. Mais les fourmis rousses prises individuellement ne sont pas capables de réguler la température de leur corps : celle-ci dépend principalement de la température de leur environnement (elles sont poïkilothermes, terme qui remplace en partie "À sang froid").
Cependant, considérer les fourmis individuellement ne permet pas de décrire correctement leur biologie. Lorsqu’elles sont regroupées en colonies, chaque fourmi se comporte comme une cellule de notre organisme : certaines cherchent de la nourriture, d’autres s’occupent uniquement de la reproduction, certaines ne sont que des "larves" en formation,... Les scientifiques ont donc créé le terme de super-organisme pour désigner les colonies d’insectes sociaux lorsqu’elles sont prises dans leur ensemble [10]. Et prises dans leur ensemble, les fourmis rousses doivent être considérées avec leur fourmilière en dôme faite d’aiguilles de pins, dont elles régulent la température pendant le printemps et l’été. La fourmilière est donc un organisme dit homéotherme ou "À sang chaud" (c’est un exemple qui permet de comprendre pourquoi le dernier terme est devenu inadapté).

Un amas de fourmis des bois ou fourmis rousses se réchauffant au soleil au printemps. Photo macro illustrant la thermorégulation des nids de fourmis.
Fourmis des bois

Comment les fourmis des bois régulent-elles la température de leur fourmilière ?

Comment un insecte parvient-il à contrôler la température d’un tas d’aiguilles de pin ? Cette question passionne les scientifiques spécialistes des fourmis (les "myrmécologues") et a suscité de nombreux travaux.

Tout commence au printemps, quand les premiers rayons de soleil arrivent sur le dôme. La forme du dôme et généralement son emplacement au soleil (soigneusement choisi par les fourmis) lui permettent d’emmagasiner de la chaleur. Les fourmis qui passent l’hiver enfouies dans les profondes galeries du nid commencent à être réchauffées, mais juste à peine pour se hisser sur le sommet de la fourmilière et prendre un bain de soleil, comme on le voit sur la vidéo ci-dessous :

Avant de se réchauffer, choisir un bon emplacement
Une grande partie de la thermorégulation des nids des fourmis des bois est dite "passive". Les colonies sont souvent composées de plusieurs dômes reliés entre eux (colonies "polycaliques"), et de nouvelles reines les rejoignent régulièrement. Les colonies de fourmis rousses sont donc très stables dans le temps, ce qui permet aux colonies de bien choisir leur emplacement lors de la construction d’un nouveau dôme. Les fourmis rousses peuvent donc construire leurs nids dans des zones ensoleillées et avec une orientation optimale du nid.

Se réveiller au printemps et réchauffer les autres fourmis
Les fourmis passent l’hiver dans les galeries de leur nid qui se trouvent sous la terre. Mais toutes les fourmis ne sont pas au même endroit dans le nid : certaines sont enterrées plus ou moins profondément. Celles plus proches de la surface sont plus exposées aux risques de gel, mais ce sont aussi les premières à être réchauffées par la chaleur du soleil. Dès qu’elles sont assez réchauffées, elles montent sur le dessus du nid qui est généralement exposé au soleil. Elles emmagasinent la chaleur en se plaçant dans les zones les plus ensoleillées [11] et peuvent enfin commencer à reprendre leurs activités. Une de leurs premières occupations est de retourner dans le nid, chercher les autres fourmis encore engourdies par le froid et les amener à la surface où elles peuvent à leur tour se réchauffer. En montagne, il n’est pas rare de voir des tapis de fourmis rousses se réchauffer sur leur dôme encore partiellement enneigé [12]. Pour les plus grandes colonies, les mouvements seuls des fourmis et leur aggregation seraient suffisant pour générer la chaleur nécessaire à la reprise des activités [13].

Un incroyable tapis de fourmis des bois ou fourmis rousses (Formica rufa ou Formica polyctena) sur leur nid, une fourmilière en dôme faite d'aiguilles de pin et de brindilles.
Tapis de fourmis, Formica rufa/polyctena

Une fourmilière qui pourrit est une fourmilière qui chauffe
Les fourmis réchauffées commencent ensuite à reprendre les activités habituelles : chasser d’autres insectes, récolter le miellat des pucerons et surtout ramener des aiguilles de pins, de la résine et des débris organiques pour construire leur fourmilière en dôme. La forme et la composition du nid sont suffisantes pour produire une grande partie de la chaleur nécessaire pour que les fourmis soient actives et que leur couvain se développe le plus rapidement possible. En effet, le dôme d’aiguilles fonctionne comme un tas de foin ou de compost : la matière organique est accumulée en grande quantité, les fourmis l’aèrent via leurs galeries et continuent de déposer de la matière organique régulièrement. Les microorganismes se développent donc à grande vitesse, et en décomposant les aiguilles de pin, ils produisent de la chaleur [14] [15].

Photo d'un gigantesque tapis de fourmis des bois ou fourmis rousses, du genre Formica, sur leur nid, une fourmilière en forme de dôme faite de milliers d'aiguilles de pins. Seine-et-Marne, Île-de-France.
Fourmis des bois sur leur fourmilière en aiguilles de pins

Isoler son nid pour piéger la chaleur

Il serait inutile pour les fourmis de se donner autant de mal pour produire de la chaleur si celle-ci se dispersait immédiatement dans l’environnement. Mais en plus de la forme en dôme du nid qui aide à maintenir la chaleur, les aiguilles de pin et leur structure sur le nid forment une couche isolante très efficace [16].

Fourmis rousses du genre Formica se réchauffant au soleil au début du printemps. Fourmis, fourmies, fourmi.
Fourmis rousses

Refroidir le nid pendant l’été
Pendant le printemps, la colonie a besoin de chaleur. Mais en été la situation s’inverse au moins aux heures les plus chaudes de la journée. Si les abeilles et les bourdons peuvent ventiler leurs nids en agitant leurs ailes à l’entrée, ce n’est pas le cas pour les fourmis qui sont aptères. Cependant, les fourmis rousses peuvent diminuer la température du nid en modifiant la position des entrées sur le dôme [17] [18]. Comme le fourmilière est constituée d’aiguilles, les galeries et les entrées peuvent être facilement et rapidement modifiées. Lorsque le dôme devient trop chaud, les fourmis ferment les entrées exposées au soleil et ouvrent celles situées dans les zones d’ombre.

Des centaines de fourmis rousses se réchauffent au soleil sur leur nid en forme de dôme. Leur fourmilière est fait d'aiguilles de pins qui accumulent la chaleur, les fourmis utilisent le dôme exposé au soleil pour se réchauffer.
Des centaines de fourmis rousses sur leur nid

En automne, économiser ses forces pour l’hiver
A la fin de l’année, lorsque les températures redescendent, il semblerait que les fourmis diminuent leurs activités qui permettent de récupérer activement de la chaleur et que seuls les moyens passifs (emplacement du nid, orientation au soleil) assurent les gains de température pour la colonie [19].

Cet article est agrégé au site du Café des Sciences


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Notes et références

[1Fahrenholz, L., Lamprecht, I., & Schricker, B. (1989). Thermal investigations of a honey bee colony : thermoregulation of the hive during summer and winter and heat production of members of different bee castes. Journal of Comparative Physiology B, 159(5), 551-560.

[2May, M. L., & Casey, T. M. (1983). Thermoregulation and heat exchange in euglossine bees. Physiological Zoology, 541-551.

[3Engels, W., Rosenkranz, P., & Engels, E. (1995). Thermoregulation in the nest of the Neotropical stingless bee Scaptotrigona postica and a hypothesis on the evolution of temperature homeostasis in highly eusocial bees. Studies on Neotropical fauna and Environment, 30(4), 193-205.

[4Gardner, K. E., Foster, R. L., & O’Donnell, S. (2007). Experimental analysis of worker division of labor in bumblebee nest thermoregulation (Bombus huntii, Hymenoptera : Apidae). Behavioral Ecology and Sociobiology, 61(5), 783-792.

[5Heinrich, B. (1993). Bumblebees out in the cold. In The Hot-Blooded Insects (pp. 227-276). Springer Berlin Heidelberg.

[6Heinrich, B. (1972). Energetics of temperature regulation and foraging in a bumblebee, Bombus terricola Kirby. Journal of Comparative Physiology, 77(1), 49-64.

[7Kammer, A. E. (1968). Motor patterns during flight and warm-up in Lepidoptera. Journal of Experimental Biology, 48(1), 89-109.

[8Dreisig, H. (1979). Daily activity, thermoregulation and water loss in the tiger beetle Cicindela hybrida. Oecologia, 44(3), 376-389.

[9Hurlbert, A. H., Ballantyne, F., & Powell, S. (2008). Shaking a leg and hot to trot : the effects of body size and temperature on running speed in ants. Ecological Entomology, 33(1), 144-154.

[10Wilson, D. S., & Sober, E. (1989). Reviving the superorganism. Journal of theoretical Biology, 136(3), 337-356.

[11Kadochova, S., & Frouz, J. (2014). Seasonal change in phototropic behavior of Formica polyctena. Poster.

[12Cherix D., Freitag A. & Maeder A. (2010). Fourmis des bois du Parc jurassien vaudois. Rossolis, 120p.

[13Rosengren, R., Fortelius, W., Lindstrom, K., & Luther, A. (1987). Phenology and causation of nest heating and thermoregulation in red wood ants of the Formica rufa group studied in coniferous forest habitats in southern Finland. In Annales Zoologici Fennici, pp. 147-155.

[14Coenen-Stass, D., Schaarschmidt, B., & Lamprecht, I. (1980). Temperature distribution and calorimetric determination of heat production in the nest of the wood ant, Formica polyctena (Hymenoptera, Formicidae). Ecology, 238-244.

[15Jílková, V., Cajthaml, T., & Frouz, J. (2015). Respiration in wood ant (Formica aquilonia) nests as affected by altitudinal and seasonal changes in temperature. Soil Biology and Biochemistry, 86, 50-57.

[16Kadochova¡, A ., & Frouz, J. (2013). Thermoregulation strategies in ants in comparison to other social insects, with a focus on red wood ants (Formica rufa group). F1000Research, 2.

[17Kadochova¡, A ., & Frouz, J. (2014). Red wood ants Formica polyctena switch off active thermoregulation of the nest in autumn. Insectes sociaux, 61(3), 297-306.

[18Frouz, J. (2000). The effect of nest moisture on daily temperature regime in the nests of Formica polyctena wood ants. Insectes Sociaux, 47(3), 229-235.

[19Voir Kadochovai & Frouz (2014).



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